Emmanuelle Khanh Biographie
Prête à penser
Paris, années 1950. À tout juste 17 ans, Emmanuelle parcourt le bottin et appelle des maisons de couture dans l’espoir de décrocher un emploi de mannequin. Jeune parisienne orpheline à une époque où la mode est nichée au sein de l’élite, elle devine un changement se profiler à l’horizon. Bientôt, la rue tiendra le premier rôle et la mode sera un espace où des parcours de vie atypiques pourront se révéler. Dès une première tentative à la lettre B, Emmanuelle Khanh fait ses premiers pas dans le monde de la haute couture en tant que modèle pour Cristobal Balenciaga. Célèbre couturier espagnol qui voulait élaborer une silhouette architecturale à tout prix, cette expérience d’un an sera la première école de la future créatrice qui occupe par la suite le même poste chez Givenchy, pendant trois ans cette fois. Mais, à force d’être la modèle des grands maîtres de la couture, celle qui sera surnommée « l’amazone du prêt-à-porter » par le sculpteur Jacques Delahaye développe l'envie de créer pour elle-même et les autres femmes. À sa manière, Emmanuelle Khanh entend bien les laisser s’exprimer grâce à leurs parures. Elle dira d’ailleurs qu’elle ne sait pas dessiner mais qu’elle sait se faire entendre (et comprendre) par le dessin. Une volonté féministe avant l’heure qu’elle esquissera à travers une mode accessible, inspirée du quotidien de la majorité des femmes.
Soutenue par son mari, le designer Quasar Khanh avec qui elle forme un couple artistique notoire, Emmanuelle se lance donc en 1962 dans la création de vêtements en travaillant pour Dorothée Bis, Cacharel, ou encore Max Mara et Missoni. En 1965, elle présente au Palais des Glaces une collection sportswear pour laquelle les mannequins défilent sur des patins à glace. Ce défilé hors les murs, félicité par la presse dont l’incontournable Women’s Wear Daily (WWD), inspire tout le secteur à s’affranchir des classiques présentations au sein des ateliers de couture et pose Emmanuelle Khanh en cheffe de file de la révolution du prêt-à-porter. Ses défilés seront un tel évènement que même Grace Jones, à la notoriété naissante, foulera le podium de Khanh qui transforme progressivement tous les lieux de la ville lumière en un terrain de mode fertile.
À partir de l’année 1969, lorsque sa marque éponyme est officiellement lancée, la créatrice se fait connaître du grand public grâce à des broderies en trompe l’oeil et des pièces en maille, jusqu’alors dépréciées et soudainement convoitées. En collaborant avec de nombreux industriels, elle développe nombre de techniques de création innovantes qui signeront la fin du règne de la haute couture et l’entrée dans l’ère du vêtement griffé pour toutes. Par l’invention de détournements textiles, Khanh devient une figure majeure du jeune et dynamique secteur du prêt-à-porter. Hélène Gordon-Lazareff, directrice et fondatrice du magazine ELLE, ne cessera ainsi de répéter que, grâce à Emmanuelle Khanh, « les femmes habillent les femmes ».
Il est rare, pour une femme des années 60, d’oser entreprendre à la manière de la créatrice qui, à chaque saison, développe son vestiaire pour mieux répandre sa vision comme lorsqu’elle affirme : « les cols longs en 1962, c’était moi. » Aussi, elle conteste le titre de styliste pour lui préférer celui de « créateur de mode » et sera suivie dans cette appellation par la célèbre londonienne Mary Quant puis par tous les créateurs de sa génération. Pour Khanh, une styliste compose un look et « recherche des accessoires » tandis qu’elle préfère se concentrer sur la conception de vêtements.
Changer de regard
Et pourtant, c’est un accessoire, les lunettes à épaisses montures colorées, qui la fera entrer dans notre mémoire collective. Cette excroissance optique, qu’elle détestait au point de laisser sa myopie prendre le contrôle de sa vie mondaine - manquant de reconnaître un ami tout en saluant des inconnus - sera finalement sa signature la plus rayonnante jusqu’à notre époque. De ces lunettes disgracieuses, mais de toute évidence indispensables, elle s’empare afin de créer des « regards de stars ». Avec la collaboration de l’industriel-artisan Henri Guillet, Emmanuelle Khanh lance ainsi, en 1971, des lunettes qui feront changer le regard que pose la société sur cet accessoire auparavant stigmatisant et dès lors incontournable. Un nouveau point de vue que Khanh incarne mieux que personne, arborant en permanence ce nouveau fétiche. Elle passe alors du statut de créatrice à celui d’ambassadrice de sa propre marque, avant que David Bowie ou Miles Davis ne s’approprient à leur tour l’objet. Grâce à elle, les lunettes deviennent un it de mode avant l’heure qui symbolise de concert le goût du design, le travail intellectuel et l’avant-gardisme. En somme, cette création subversive rassemble tout ce que contient le mode de vie de la créatrice. Car, dans sa maison à Garches, construite par les frères Auguste et Gustave Perret, se joue une part considérable du bouillonnement créatif qui caractérise l’air du temps.
Accueillir l’époque
Connue pour accueillir les réceptions de la café society parisienne tous les dimanches, la maison héberge une ambiance psychédélique chère à l’époque et incarnée par des décorateurs comme Verner Panton. Chez les Khanh, un melting-pot de personnalités, dont l’architecte Andrée Putman et l’industriel Didier Grumbach, déambule au milieu des sculptures d’Hiquily et du mobilier designé par Quasar lui-même. Le monde du design doit beaucoup à cet ingénieur de génie que Philippe Starck considèrera comme son seul maître. Tout en posant pour sa femme ou en inventant une bicyclette en bambou, il créé son célèbre cube de velours avant de développer une ligne complète de structures gonflables en PVC, exposée au Musée des Arts Décoratifs dès 1969. Cette collection de meubles, baptisée « Aerospace », consacrera le vietnamien en tant que designer visionnaire, parmi les fondateurs du design contemporain. Convaincu « qu’avoir l’air riche est obsolète », Quasar met donc son talent au service de l’embellissement du quotidien, à l’instar de sa femme Emmanuelle qui crée des vêtements pour la vie de tous les jours. Ensemble, ils élaboreront d’ailleurs une collection pour Missoni en 1966. Car, dès leur mariage en 1957, les Khanh ont formé un duo inséparable. Emmanuelle lui ouvre les portes de la mode parisienne, Quasar l’incite à se ré-inventer. Pourtant, dans la presse, qui raffole de ce couple adepte de la mise en scène, il se plaira à entretenir le mystère collaboratif en affirmant qu’ils échangent simplement des conseils. Mais pour Quasar comme pour Emmanuelle, vie personnelle et vie professionnelle forment un flou artistique. Un moteur créatif qui est au fondement de leur histoire. Le succès des lunettes Emmanuelle Khanh, véritable métaphore de sa capacité à observer le monde autrement, en est la preuve encore tangible. En 1989, plus de deux millions d’exemplaires des lunettes aux initiales « EK » griffées sur les branches circulent dans le monde. Durant cette décennie, cent trente milles paires étaient vendues chaque année, dont un nombre considérable sur le marché États-unien qui s’est passionné pour cet élément de style fabriqué à la main dans des ateliers français. C’est dans ce même pays que la marque Emmanuelle Khanh connaîtra un élan culturel inouï et moins genré, faisant même se rencontrer la créatrice parisienne et Divine, la pionnière des drag queen.
En dédiant sa vie à l’embellissement des corps, Emmanuelle Khanh a offert une vision idéale mais réaliste de la création contemporaine. Un savant mélange depuis sans cesse recherché et qui se trouve être à la base ce que la mode a de plus visionnaire.